La vieille maladie des noix vides

Publié le par L'Ombre

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Je relis mes Gourmont pour cause de thèse. J’en suis à Théodat, pièce de 1888 pas très folichonne : l’évêque Théodat discute de métaphysique avec ses disciples, remuant le vieux paradoxe des trois personnes divines en une, avant d’être assailli dans sa cellule par son ancienne épouse, Maximienne, qu’il a dû reniée car l’Église venait d’imposer le célibat des prêtres. Ce n’est pas du meilleur Gourmont, mais cela a au moins le mérite d’inventer le vaudeville sacré.
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La thématique centrale, chez Gourmont, celle qu’il ne cesse de rejouer dans son œuvre et qui nous intéresse vraiment, c’est celle de la paranoïa herméneutique, qui court de Sixtine aux Chevaux de Diomède en passant par les Histoires magiques. Dans Sixtine, roman de la vie cérébral, Remy de Gourmont, dans la lignée de l’illusionnisme de Villiers de l’Isle Adam, décrit les conséquences ultimes de l’idéalisme. Dans un monde qui n’est que le produit des pensées de chacun, l’interprétation n’est qu’un jeu de dupe : l’homme se contente de projeter sur les objets qu’il rencontre sa propre subjectivité. Dans Sixtine, la femme devient un symbole de ce monde vide de sens offert à toutes les interprétations : Sphinx, elle est une forme vide de tout contenu. Gourmont pose l’équivalence entre l’interprétation de l’être féminin  et l’herméneutique littéraire, et fait de la première le modèle de la seconde. Entragues, le narrateur du roman, ne fait que tenter de donner une cohérence aux actes de Sixtine ; il tente d’analyser ses faits et gestes comme un savant devant une équation : « Depuis trois jours, je n’ai plus que des inquiétudes de mathématicien penché sur d’insolubles x. » Le modèle des mathématiques permet de penser la quête de sens comme un jeu de la pensée : il s’agit pour Entragues de relier entre eux les indices laissés par Sixtine, de les arranger de la manière la plus logique possible.
Mais l’inconnue, symbolisée par le signe X, est surtout un symbole parfait du sens conçu non plus comme un objet donné dans le texte, mais comme une absence, que le lecteur doit construire par ses efforts interprétatifs, et qui n’est jamais qu’une hypothèse non vérifiable.Gourmont décrit chez son héros les signes évidents d’une maladie de l’interprétation : « Quand il entend des mots, Entragues croit toujours qu’il y a une pensée dedans » ; il voit partout les signes d’une cohérence supérieure. Cette maladie de l’interprétation donne lieu à une métaphore végétale : les paroles de Sixtine sont comme des noix que l’on abat à coup de pierre — certains fruits peuvent se révéler vides ; certains signes peuvent n’être que des apparences. Doutant des capacités intellectuelles de Sixtine d’après ses premières paroles, Entragues poursuit sa quête de sens en interrogeant plusieurs fois son amie : « La noix était peut-être vide, il jeta un caillou dans l’arbre pour en faire pleuvoir quelques autres. » Lorsque l’attitude de Sixtine à son égard lui fait développer une jalousie morbide, il se met à interpréter avidement tous les actes de sa muse, désirant se prouver à lui-même son erreur ; mais il s’aperçoit ici encore que son attitude relève peut-être d’une forme d’interprétation maladive : « N’était-ce point, vraiment, cette fois, la vieille maladie des noix vides ? » Entragues est prisonnier d’un monde sans transcendance, dans lequel tout objet peut être interprété comme une parole orpheline ; toute chose peut être lue comme un signe caché : c’est le règne de la paranoïa herméneutique, dans lequel nous vivons toujours.

 

Publié dans Lus

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S
ah oué
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K
...marionnettes
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P
le vaudeville sacré, ça donne envie. Il faudrait monter la pièce avec des marionnette...
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