Debray vs. Bourdieu

Publié le par L'Ombre

Le Scribe de Régis Debray et Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu : deux livres qui traitent à peu près du même sujet, les intellectuels – ou comment se développe dans une société une classe d’oisifs végétant dans une sphère temporelle préservée de l’inquiétude quotidienne. Pour Debray, l’essence du scribe est religieuse : il ne serait, dans toutes ses incarnations (secrétaire, professeur, conseiller…), qu’une variante du prêtre originel, détenteur d’un savoir gagné à la sueur du front des autres (ou comment l’esclavagisme permet la naissance d’une caste de penseurs qui n’ont rien d’autre à faire de la journée que, justement, de penser — rien de neuf depuis Aristote via Marx). L’argument est séduisant, et l’ouvrage assez convaincant dans ses premières pages ; mais rapidement les généralisations historiques fusent, les exemples s’empâtent autant que le style (pourtant qualifié de « superbe » en quatrième de couverture), le tout devient plus confus qu’une copie de philosophie d’obédience heideggérienne (si vous n’avez jamais lu ça, demandez à un prof de philo de vous en passer une). Pourquoi plaquer à tout pris la religion sur la totalité des fonctions intellectuelles ? Debray semble obnubilé par un paradoxe plaisant qu’il décide de justifier coûte que coûte.
Le livre de Bourdieu, malgré tout le mal que l’on peut dire de lui (et que les universitaires ne se privent pas de dire), est bien plus juste et mesuré, même si ses conclusions font mal à lire pour quiconque se croit libre de son choix de vie. Il analyse lui aussi le champ intellectuel comme une construction sociale permettant de se défaire des contingences quotidiennes, mais tout cela à un prix. Le prix d’une déformation de la vision, tout d’abord : la prétendue objectivité des savants n’est qu’une illusion entraînant des résultats parfois catastrophiques dans leurs analyses. Le prix d’une dépossession des corps et des esprits, ensuite : pour entrer dans un corps (professoral, administratif), il faut accepter d’abandonner se habitudes propres pour endosser celles du champ que l’on veut pénétrer. Son étude des étudiants en philosophie démontre que la totalité du cursus philosophique n’a d’autre fonction que de générer de nouveaux professeurs de philosophie, qui pourront à leur tour enseigner en lycée et en université à de futurs professeurs de philosophie, le corps philosophique se reproduisant lui-même presque indépendamment des individus qui le composent. Tout cela fonctionne évidemment pour toutes les professions détachées de l’urgence économique, et s’inscrire en fac de lettres sans vouloir devenir fonctionnaire relève du suicide social ; mais comme l’écrit Bourdieu, ce genre de choix est dicté par une multitude de contraintes intégrées aux façons mêmes de penser et de se mouvoir, et l’on ne peut guère blâmer des décisions qui sont prises davantage par la société que par les individus eux-mêmes.
On sait depuis un film que Bourdieu est un sportif de combat — Debray risque de sortir KO de l’opposition de leurs ouvrages (et notez la beauté fulgurante du visuel qui illustre ce propos).

debraybourdieu.jpg

Publié dans Lus

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
<br /> Bonjour,<br /> Vous trouverez ci joint l'adresse de mon Blog ( fermaton.over-blog.com). Votre visite de mon site est fortement appréciée.<br /> C'est une théorie mathématique de la conscience reliant très bien Art-Sciences-Mathématique-philosophie-spiritualité-sports.<br /> <br /> La page Champagne marathon présente l'aspect mathématique du marathon.<br /> <br /> <br /> Cordialement<br /> <br /> Dr Clovis Simard<br /> <br /> <br />
Répondre
P
Superbe le visuel, tu vas commencer une double carrière de "graphiste-enseignant/chercheur"!!
Répondre