Linteau

Publié le par L'Ombre

Comme les idées constituent les formes principales des choses, à partir desquelles toute chose est formée, […] nous devons former en nous les ombres des idées […] de telle sorte qu’elles puissent s’adapter à toutes les formations possibles. Nous les formons en nous, comme dans le mouvement des roues. Si tu connais, toi, un autre moyen, essaie-le.
Giordano Bruno, De umbris idearum, Conceptus XVII.
Pourquoi « Linteau » ? Vieille habitude de penser l’écriture comme une architecture. Mais il s’agit bien ici de dire ce que je veux faire avec ce blog, et l’hypothétique lecteur peut lire dans ce texte une forme de préface.
En 1582, Giordano Bruno, après avoir fuit un couvent dominicain pour accusation d’hérésie (ce qui pouvait mener loin à l’époque, et il mourra brûlé vif en 1600 en refusant d’abdiquer ses théories), se trouvait à Paris. Sa mémoire exceptionnelle lui avait permis d’acquérir le statut de philosophe attitré de la Cour de France. Il dédia au roi Henri III un livre consacré à l’art de la mémoire : De umbris idearum, « Sur les ombres des idées », qu’il est plus homophonique de traduire en français par L’Ombre des Idées. Dans ce livre à la forme étrange, il livre une méthode pour mettre en ordre ses souvenirs afin d’atteindre la divinité. Il lui suffit pour cela de combiner l’ars memoriae des Anciens avec les roues combinatoires de Raymond Lulle ; d’articuler une théorie des images mnémotechniques et une théorie de l’infini mécanique. Pour Bruno, les Idées sont les étoiles qui brillent au firmament. L’homme ne peut les atteindre, ni se les approprier ; il doit se contenter de leurs images, c'est-à-dire pour Bruno de leurs ombres. Cette ombre portée, ce reflet de la pensée, s’incarne dans une image qui la synthétise. Il suffit alors de placer ces images sur des cercles concentriques qui tournent les uns dans les autres pour mettre en relation les idées entre elles, former des combinaisons nouvelles, créer des rapports inattendus entre les choses. Les cercles combinatoires contiennent en puissance la totalité des pensées possibles ; en les faisant jouer, on peut suivre des filiations secrètes entre les images de notre esprit, et finalement ressaisir notre mémoire en une unité immense qui se confond avec le cosmos.
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Les livres sont comme ces idées de Bruno : mal lus, vite lus, relus, ils changent de forme dans notre esprit, et restent insaisissables. En inscrivant les ombres de ces œuvres sur la toile, peut-être pourrai-je y trouver un ordre — l’ordre céleste, certes non : Bruno lui-même décrivait un monde infini, sans frontière ni centre. Chacun de nous est le centre de son univers, et ce blog ne peut être qu’une biographie de ma mémoire. J’essaierai donc de noter ici toutes mes expériences de lecture, de façon à objectiver quelque peu ces miroirs éphémères de ma conscience que sont les livres, et à noter le labyrinthe des filiations et des conseils de lecture, qui tend à disparaître et qui fait pourtant partie intégrante de notre expérience des livres.

 

 

 

 
Quelques références sur l’art de la mémoire :
 

 

  • Quintilien, Institutio oratoria, XI, II, « De memoria »
  • Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire, Allia, 2001
  • Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, trad. Daniel Arasse, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1975

 

 

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