La synthèse selon Jarry - Le phare Argus ou l’œil central (5)

Publié le par L'Ombre

L’image de prédilection de la vision de l’auteur en absolu chez Jarry est celle du phare, et ce dès son premier texte critique publié, « Âmes solitaires », en janvier-février 1894, dans lequel Jarry fait un constat très pessimiste sur les possibilités de communication de l’humanité. Les personnages de la pièce de Hauptmann dont Jarry rend compte, Johannes et Kaethe, sont comparés à des sphères-phares qui tournent sur elles-mêmes, projetant une lumière par une unique fenêtre : « Deux sphères fermées incompréhensibles l’une à l’autre quant aux langues adéquates à leur essence ; phares qui contingemment tournent, plus souvent librent . » Ces monades ne partagent pas de langue commune, et leur mouvement est déterminé de manière contingente ; mais elles peuvent communiquer miraculeusement lorsque leurs fenêtres rentrent par hasard en contact : « Par deux points contingents et tangents de leur âme et seuls ils coïncident. » Dans une description qui synthétise plusieurs grandes images de la communication selon Jarry, leurs âmes sont comparées à des araignées qui dorment au centre de la tour-phare de leur corps, ou encore à des fœtus reposant dans des bocaux qui les isolent du monde extérieur : « Chacune dans sa tour de diamant percée d’une fenêtre ou meurtrière unique, les Âmes […] dorment solitairement centrales aux hamacs arachnéens, se croyant ouvert le domaine des vérités parce que le transparent dur les encercle imperçu ; leurs grands yeux glauques de fœtus ouverts sur le piano où tout dans les accords d’Anna Mahr se résume  ». Chaque homme est le phare de son propre monde, il vit dans un univers qu’il projette autour de lui dans une lente rotation, et se croit libre parce qu’il ne voit pas les limites de sa monade . Une unique meurtrière diffuse sa lumière et lui permet de communiquer, par miracle, avec autrui, lorsque leurs mondes coïncident par hasard.
Nous sommes bien ici dans le mode de communication mis en place dans le canon symboliste : les êtres sont définis comme des monades qui projettent leur monde autour d’eux, et la communication est biaisée, rendue impossible par la singularité du langage de chacun, ou tributaire d’événements accidentels qui permettent parfois à certains de trouver des interlocuteurs parlant la même langue. Que l’on relise « L’Idéalisme  », où Remy de Gourmont pose le caractère absolument monadique de la pensée, dans des formules que Jarry semble reprendre presque textuellement dans ses premiers essais — tout particulièrement la notion de la recherche du sens comme « colin-maillard » :
La relativité de l’extérieur étant bien établie, nul besoin, théoriquement, pour le moi, de se mêler à de problématiques contingences ; il se suffit à lui-même, et il le faut, puisqu’il est isolé de ses semblables autant que deux planètes du système solaire. Convaincu que tout est transitoire, hormis sa pensée, qui est éternelle (en ce sens qu’elle capte l’éternité, comme un œil capte la lumière) ; convaincu qu’il est seul et impénétrablement seul, comme une molécule douée seulement d’un pouvoir de cohésion ; convaincu enfin que tout est parfaitement illusoire, puisque dans sa course à la connaissance, ce colin-maillard, il n’emprisonne jamais que son pérennel et fastidieux moi ; bien assuré qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour retomber dans l’état per-égoïste, — l’idéaliste se désintéresse de toutes les relativités telles que la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, la famille, la procréation, ces notions reléguées dans le domaine pratique .
Pour Jarry, il s’agit dès lors de briser le carcan de cette tour de diamant, de démultiplier les fenêtres afin de se placer virtuellement au centre du monde, c'est-à-dire à l’endroit où tous les rayons lumineux se rejoignent, en proposant une image de l’auteur qui échappe à la malédiction du monadisme spirituel. C’est pourquoi, dans le « Linteau » qui paraît en octobre 1894, l’œuvre de génie est faite de « toutes les œuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de notre crâne sphérique  » : en transformant son crâne en « phare argus », Jarry s’octroie le pouvoir du géant Argus aux cent yeux, capable de voir simultanément dans toutes les directions, d’échapper à la linéarité des représentations, et de se situer ainsi au centre de tous les rayons lumineux. Car si le monde n’est que ma représentation, en jetant ses regards partout, je peux faire coïncider ma représentation avec la totalité de l’univers, et me confondre ainsi avec Dieu, comme Jarry a pu l’apprendre de Bergson, qui cite dans un cours consacré à « La Morale du Pessimisme ou Morale de la Pitié » les théories de Schopenhauer :
« L’homme veut la + g[ran]de somme possible de bien-être, toutes les jouissances dont il est capable, et ne cherche qu’à anéantir tout ce qui s’oppose aux efforts de son égoïsme. La raison en est que pour chacun de nous l’univers tout entier n’est qu’une représ[entation] intellectuelle, un fait de conscience. » Je suis en ce sens le centre de l’univers, et même l’univers tout entier, puisque je ne conçois pas comment l’univers subsisterait une fois ma conscience abolie. L’univers en tant que représ[entation] n'existe qu’en moi .
L’œil est l’organe central de la représentation selon Jarry, et devient ainsi le pilier de son monde. Pour le génie capable de trouver le point de vue absolu sur le monde, l’œil devient même un organe de pouvoir : en effet, dans un univers purement idéal, si le monde coïncide avec ma vision, il me suffit de vouloir pour modifier à mon gré les événements. C’est ce que comprend Sengle, le héros des Jours et les Nuits (1897) :
Le monde n’était qu’un immense bateau, avec Sengle au gouvernail ; et contrairement au concept hindou de la grande Tortue portant l’univers minime, l’image la moins absurde était celle de la balance romaine, un poids fabuleux reflété (le couteau intermédiaire du fléau étant la lentille, quoique cette supposition soit contraire à toutes les lois optiques) et équilibré par Sengle. Plus philosophiquement, et Sengle ne croyant pas péché l’orgueil imaginait volontiers ce schéma formidable, construit alors en observant les théories de la formation des images, les rayons croisés au même point que ci-dessus, ainsi c’était bien Sengle qui s’identifiait à l’image agrandie, et la figure imaginaire ; et le monde minuscule, culbuté par la projection de son sosie gigantesque sur l’écran de l’autre plateau de la balance, croulait, comme une roue tourne, sous la traction du nouveau macrocosme .
Pour symboliser la relation entre le monde et lui, Sengle s’identifie en premier lieu à la tortue indoue, Kûrma, seconde incarnation de Vishnu, tortue gigantesque portant les terres sur son dos tandis qu’elle nage dans la mer primitive. Cette représentation du monde ne le satisfait pas, et il la remplace par celle de la balance romaine : l’un des fléaux supporte le monde, l’autre supporte Sengle ; malgré la différence de dimension, le poids de Sengle équilibre la balance — ce qui est logique d’un point de vue idéaliste, puisque le monde n’est que ma représentation. Pour arriver à cette image, Jarry superpose le dessin d’une balance à celui des représentations traditionnelles des lois de l’optique, où le monde se reflète, raccourci et inversé, dans l’œil du spectateur, le point où se croisent les rayons lumineux devenant le milieu de la balance.
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Illustration dans René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie qui sont des essais de cette méthode, Leyde, J. Maire, 1637, p. 47.

Sengle est ainsi comme le poids équilibrant la balance lors de la pesée du monde, il lui est égal. Mais il finit par renverser cette image, « comme une roue tourne », pour proposer une vision du monde plus conforme à son idéalisme absolu : dans la mesure où le monde est créé par lui, c’est Sengle qui est le point le plus important de la relation visuelle. Il devient une sorte de géant projetant le « monde minuscule » devant lui et le dirigeant par la pensée — ce qui revient implicitement à cautionner l’image première de la tortue indoue, Sengle s’identifiant à cet animal qui supporte un monde minuscule, dans une représentation à présent justifiée, donc correcte. On retrouve ici l’une des méthodes de création favorite de Jarry, qui consiste à trouver les points de convergence de plusieurs images pour les amalgamer en une seule idée — ce qui est en soi un exemple de synthèse visuelle typique de sa définition du génie, qui parvient à voir simultanément plusieurs objets.
En renversant les lois de l’optique, le monde ne se reflète pas, inversé, au fond de notre œil ;  c’est l’image inversée de notre œil qui se projette sur l’écran blanc du monde, qui n’est donc que le produit de notre volonté. Cette théorie lui permet d’affirmer que la perception n’est qu’une question de volition, et qu’il n’y a pas de différence de nature entre perception et hallucination : « Il résultait de ces rapports réciproques avec les Choses, qu’il était accoutumé à diriger avec sa pensée (mais nous en sommes tous là, et il n’est pas sûr du tout qu’il y ait une différence, même de temps, entre la pensée, la volition et l’acte, cf. la Sainte Trinité), qu’il ne distinguait pas du tout sa pensée de ses actes ni son rêve de sa veille ; et perfectionnant la leibnizienne définition, que la perception est une hallucination vraie, il ne voyait pas pourquoi ne pas dire : l’hallucination est une perception fausse, ou plus exactement : faible, ou tout à fait mieux : prévue (souvenue quelquefois, ce qui est la même chose ). » Dans un monde qui n’est que ce que le spectateur souhaite qu’il soit, il est permis de ne plus distinguer rêve et réalité. On retrouve ici le phénomène de la foi, central chez les symbolistes de la génération de Jarry, phénomène suffisant à provoquer l’apparition dans la réalité de sa volonté. L’œil devient alors pour Jarry un projecteur capable de modifier ce qu’il perçoit ; les hallucinations de Sengle, drogué à la caféine pour simuler une maladie, sont projetées sur « l’écran blanc de tous les lits » d’hôpital qui l’entourent, « vision vitrée [qui] précédait de deux mètres les yeux de Sengle, comme des bésicles construites pour une optique protubérante d’anoures  ». Dans le « Miracle de Saint-Accroupi », qui ouvre les Minutes et avait été pré-publié en juin 1893, les objets sont déjà décrits comme des projections de lanterne magique sur l’écran du ciel vide : « Sur l'écran tout blanc du grand ciel tragique, les mille-pieds noirs des enterrements passent, tels les verres d'une monotone lanterne magique  » ; et dans « L’opium », publié en août 1893, la vision est clairement décrite comme une projection lumineuse : « ma vue descendant de sa cage en pigeonnier, éclaira d’un rayon, dans une niche inférieure, un renne gambadant risible  ». Trouver le point de vue absolu, c’est donc être capable de recevoir la totalité du monde en soi, mais aussi d’influer sur lui, l’œil créant simultanément ce qu’il perçoit dans une logique inversée. Plus l’œil perçoit, plus il peut imposer sa volonté, allant jusqu’à rendre le monde provisoirement au néant par le simple fait de cligner des yeux, provoquant des apocalypses temporaires, comme l’a bien montré Hunter Kevil . C’est le sens de l’invocation d’Halder dans « Haldernablou » : « Ferme la mort de mes cils au monde extérieur, pour que je réfléchisse dans la nuit de dessous mon crâne, silence seul troublé par le pouls qui tousse des artères de mes yeux sphériques . » L’œil est semblable au soleil : « miroir de cet astre et semblable à lui  », il règne au centre de notre univers et sa lumière crée les objets qu’elle éclaire. Les crânes mêmes, ces têtes projetées dans l’absolu de la mort, lancent des rayons lumineux, selon lesquels se découpent les ombres du chœur d’Haldernablou : « Le Chœur passe en ombres dans la lumineuse projection obliquement pendulaire d’un des yeux d’écorché de la tête de mort qui s’ouvre . » Les hiboux aux yeux d’or, qui apparaissent régulièrement au fil des Minutes, comme dans le poème « Animal », incarnent cette faculté de projeter leur volonté sur le monde, ou de l’emmagasiner au fond de leurs yeux . À l’opposé, être regardé, c’est subir la volonté d’autrui ; le jugement divin prend ainsi la forme d’un regard, le cadre autour d’une image pieuse devenant un œil de chouette effraie, œil en absolu paralysant : « Les cadres sont des orbites qui luisent. Et là-bas dans l’ombre une image de Sainte nous regarde, nous regarde malgré elle, clouée au mur comme une effraie par les ailes . »
Cierges, lampes et lampadaires deviennent alors des images de l’âme imprimant sa volonté sur le monde pour le modeler et le faire exister. Les chandelles, comme les phares, portent une lumière semblable à celle d’un œil : « les chandelles de résine portaient prétentieusement leurs yeux aux ongles de leurs mains de gloire, comme des limaces au bout des cornes  » ; les lampes deviennent des regards : « Des lampes, du ciel et du temps m’ont épié / Les inflexibles yeux ronds nimbe au solitaire . » À la lumière de ces yeux idéaux, la réalité prend une tournure surnaturelle ; les  « torches de résine » permettent ainsi au « nécromant » de lire les « prédictions d’or » d’un grimoire .  Les mains aux doigts « maigres, comme des torches  » n’ont plus elles-mêmes de pouvoir sur le monde qu’en tant qu’œil ou que cierge ; elles prennent alors le nom de « mains de gloire  », selon une formule tirée de l’occultisme (et plus particulièrement du fameux Petit Albert, sorte de manuel de magie à l’usage de tous attribué à Albert le Grand) qui désigne un objet magique fabriqué avec la main d’un pendu, tenant une chandelle faite dans la graisse du même pendu dont les vapeurs endorment et jettent leurs victimes dans une forme de mort provisoire, les laissant à la merci de l’utilisateur de cet objet : « l'usage de la Main de gloire étoit de stupéfier et de rendre immobile ceux à qui on la présentait, en sorte qu'ils ne pouvoient non plus branler que s'ils étoient morts . » Pour Jarry, cette main de gloire devient évidemment un symbole du pouvoir médusant du regard.
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Illustration de Stanislas de Guaïta, Le Temple de Satan (1891), Durville, 1915 , p. 203.

Toutes ces images font de l’œil le centre d’une vision créatrice du monde qu’elle éclaire, omnipotente lorsqu’elle parvient à couvrir simultanément toutes les surfaces à elle offerte, en se plaçant en absolu.

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