Amiel, Fragments d’un Journal intime

Publié le par L'Ombre

Malgré tout le bien que j'en ai lu un peu partout, j'ai eu du mal à entrer dans le Journal d'Amiel : trop pieux, trop bien pensant, trop ascétique ; ses premières notations, sur un ton rhétorique qui fleure bon les leçons de morale encore toutes proches, font l'éloge du travail, de la concentration de son énergie spirituelle, de la recherche d'un train de vie réglée comme un coucou suisse. Amiel et les abeilles, en somme (non, vous ne rêvez pas, c'est bien le pire jeu de mot de l'année). Derrière le détachement voulu et l'élévation de l'âme au dessus de la foule, on retrouve, comme souvent en ce dix-neuvième siècle si contradictoire, les valeurs mêmes de la bourgeoisie, intégrées inconsciemment et vénérées malgré un ton se voulant aristocratique. Je n'ai rien contre les valeurs de la bourgeoisie, soyons clairs : je suis moi-même un petit bourgeois pantouflard, fonctionnaire, profitant d'une vie (relativement) réglée et de la douceur du foyer. Assis au coin du feu, un plaid sur les épaules… non, là j'exagère. Nous sommes tous des bourgeois, à ce compte là, inutile de nous voiler la face.

En avançant dans le Journal d'Amiel, les comptes rendus de ses journées deviennent plus fins, moins écrits ; surtout, on trouve des fiches de lecture qui en font un blog littéraire avant l'heure (quelle manie que de voir des blogs partout, mais un blog étant un journal, cela va de soi ici), et un bon blog littéraire, avec ça, comme le montre ce compte rendu de De la démocratie en Amérique de Tocqueville :

L'ouvrage de Tocqueville donne à l'esprit beaucoup de calme, mais lui laisse un certain dégoût. On reconnaît la nécessité de ce qui arrive, et l'inévitable repose ; mais on voit que l'ère de la médiocrité de toute chose commence, et le médiocre glace tout désir. L'égalité engendre l'uniformité et c'est en sacrifiant l'excellent, le remarquable, l'extraordinaire que l'on se débarrasse du mauvais. — Le spleen deviendra la maladie du siècle égalitaire. — L'utile remplacera le beau, l'industrie l'art, l'économie politique la religion, et l'arithmétique la poésie.

Le temps des grands hommes passe; l'époque de la fourmilière, de la vie multiple, arrive. Par le nivellement continuel et la division du travail, la société deviendra tout, et l'homme ne sera rien.

La statistique enregistrera de grand progrès, et le moraliste un déclin graduel; les moyennes monteront comme le fond des vallées, par la dénudation et l'affaissement des monts. Un plateau de moins en moins onduleux, sans contrastes, sans oppositions, monotone, tel sera l'aspect de la société humaine. Les extrêmes se touchent, et, si la marche de la création consiste d'abord à dégager sans limite et multiplier les différences, elle revient ensuite sur ses pas pour les effacer une à une. L'égalité qui, à l'origine, est encore la torpeur, l'inertie, la mort, deviendrait-elle à la fin la forme de la vie ?

N'est-ce pas acheter trop cher ce bien-être universel que de le payer au prix des plus hautes facultés, des plus nobles tendances de l'espèce humaine? Est-ce bien là le sort fatal réservé aux démocraties? Ou bien, au-dessus de l'égalité économique et politique à laquelle tend la démocratie socialiste, se formera-t-il un nouveau royaume de l'esprit, une église de refuge, une république des âmes, où par-dessus le pur droit et la grossière utilité, le beau, l'infini, l'admiration, le dévouement, la sainteté auront un culte et une cité? Le matérialisme utilitaire, la légalité sèche, égoïste, l'idolâtrie de la chair et du moi, du temporel et de Mammon sont-elles le terme de nos efforts? Je ne le crois pas. — L'idéal de l'humanité est autrement plus haut.

Malheureusement pour nous, l'ère de Mammon est bien la nôtre, mais l'on serait bien en peine de trouver des formes d'égalitarisme social… Je goûte particulièrement aussi les doutes d'Amiel, lorsqu'il se considère ses façons de voir comme trop éclectiques pour pouvoir se faire des opinions tranchées et juger avec aplomb le moindre objet — c'est souvent mon sentiment : j'admire les personnes capables d'affirmer leurs goûts et leurs haines en toute occasion, mais pour ma part je n'ose juger catégoriquement et sans nuance :

L'énergique subjectivité qui s'affirme avec foi en soi, qui ne craint pas d'être quelque chose de particulier, de défini, et sans avoir conscience ou honte de son illusion subjective, m'est étrangère. Je suis, quant à l'ordre intellectuel, essentiellement objectif, et ma spécialité distinctive, c'est de pouvoir me mettre à tous les points de vue, de voir par tous les yeux, c'est-à-dire de n'être enfermé dans aucune prison individuelle. — De là aptitude à la théorie, et irrésolution dans la pratique ; de là talent critique et gêne de production spontanée ; de là, aussi, longue incertitude de convictions et d'opinions […].

Ce qui est dommage, c'est qu'il retombe dans la religion, et fasse de cette tendance sympathique à la procrastination une forme d'absolu : « Rien de fini n'est vrai, n'est intéressant, n'est digne de me fixer […] ; c'est dans la communion avec l'Être et par tout l'être que se trouve ma fin. » Un livre à lire avec des œillères, donc.

Publié dans En cours

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M
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M
coucou mon chéri ! J'espère que tu es en train de dormir profondément ! Plein de bisous !
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D
coucou hibou
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M
coucou!
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P
Après lecture du passage que vous citez, j'ai l'impression d'avoir été face à un doux réactionnaire, voire un passéiste.<br /> Je préfère infiniment en matière de description des travers la démocratie, la théorie du "dernier homme" dans Nietzsche, où le philosophe critique la race aussi répandue que le puceron, qui cherche son petit confort et se refuse à toute douleur salutaire. <br /> J'espère n'avoir pas été trop affirmatif...<br /> Bien à vous.
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L
<br /> Je suis tout à fait d'accord avec vous - on retrouve dans le passage les mêmes travers que je citais au début; je n'ai pas dit que j'adhérais à sa manière de voir, mais que comme passage de<br /> critique littéraire, c'était assez agréable à lire...<br /> <br /> <br />